Aux deux cents ans de Fiodor Dostoïevski (11 novembre 1821 – 9 février 1881), la redécouverte de ce géant de la littérature dépasse le champ littéraire, ses fulgurances intellectuelles allant au-delà de la sphère littéraire et englobant une vision cosmique de l’homme. Chantre de la sainte Russie, Dostoïevski a certes défendu une bigoterie orthodoxe – le Christ plutôt que la vérité – qui paraît aujourd’hui surannée. Comme écrivain il appartient à son espace et à son temps, la Russie tsariste sous les règnes d’Alexandre Ier, de Nicolas Ier et d’Alexandre II. Mais du fait de certaines de ses intuitions, il faut considérer Dostoïevski plus largement. Le considérer dans la continuité du temps russe d’abord: celui du XIXème siècle, avec les dernières lueurs d’un tsarisme peinant à se réformer politiquement; celui du XXème siècle, avec les illusions d’un système totalitaire commençant par une révolution réussie et finissant par un coup d’État manqué; celui du XXIème siècle en cours, avec une renaissance nationale accompagnée d’un renouveau religieux. Le considérer dans la connexion de l’espace mondial ensuite: un monde où la dialectique de Dostoïevski ne se limite pas aux frontières d’un pays, aussi étendu soit-il. Parmi les intuitions avérées de Dostoïevski figure le thème de l’enchinoisement de la société. Comme en écho, dans un rapport de 1938 intitulé «De la nouvelle étape», Mao Tsé-toung introduira la thèse de la sinisation du marxisme. Nationalisation d’un internationalisme quand le Parti Communiste Chinois était encore dans le maquis, cette thèse prend une autre ampleur en ces temps de mise à jour du PCC, version socialisme à la chinoise de la nouvelle ère, avec un empire du milieu à la conquête du monde.
«Он пролежал в больнице весь конец поста и Святую. Уже выздоравливая, он припомнил свои сны, когда еще лежал в жару и бреду. Ему грезилось в болезни, будто весь мир осужден в жертву какой-то страшной, неслыханной и невиданной моровой язве, идущей из глубины Азии на Европу. Все должны были погибнуть, кроме некоторых, весьма немногих, избранных. Появились какие-то новые трихины, существа микроскопические, вселявшиеся в тела людей. Но эти существа были духи, одаренные умом и волей. Люди, принявшие их в себя, становились тотчас же бесноватыми и сумасшедшими. Но никогда, никогда люди не считали себя так умными и непоколебимыми в истине, как считали зараженные. Никогда не считали непоколебимее своих приговоров, своих научных выводов, своих нравственных убеждений и верований. Целые селения, целые города и народы заражались и сумасшествовали. Все были в тревоге и не понимали друг друга, всякий думал, что в нем в одном и заключается истина, и мучился, глядя на других, бил себя в грудь, плакал и ломал себе руки. Не знали, кого и как судить, не могли согласиться, что считать злом, что добром. Не знали, кого обвинять, кого оправдывать. Люди убивали друг друга в какой-то бессмысленной злобе. Собирались друг на друга целыми армиями, но армии, уже в походе, вдруг начинали сами терзать себя, ряды расстраивались, воины бросались друг на друга, кололись и резались, кусали и ели друг друга. В городах целый день били в набат: созывали всех, но кто и для чего зовет, никто не знал того, а все были в тревоге. Оставили самые обыкновенные ремесла, потому что всякий предлагал свои мысли, свои поправки, и не могли согласиться; остановилось земледелие. Кое-где люди сбегались в кучи, соглашались вместе на что-нибудь, клялись не расставаться, – но тотчас же начинали что-нибудь совершенно другое, чем сейчас же сами предполагали, начинали обвинять друг друга, дрались и резались. Начались пожары, начался голод. Все и всё погибало. Язва росла и подвигалась дальше и дальше. Спастись во всем мире могли только несколько человек, это были чистые и избранные, предназначенные начать новый род людей и новую жизнь, обновить и очистить землю, но никто и нигде не видал этих людей, никто не слыхал их слова и голоса.»
Фёдор Достоевский, Преступление и наказание
«Il resta à l’hôpital toute la fin du carême et la semaine sainte. Dès qu’il se rétablit, il se rappela de ses songes, tandis qu’il était encore alité dans la fièvre et le délire. Dans la maladie il rêva, que le monde entier semblait condamné à être sacrifié à quelque chose de terrible, une plaie pestilentielle inouïe et sans précédent, s’étendant du fin fond de l’Asie sur l’Europe. Tous devaient périr, sauf quelques-uns, un très petit nombre, des privilégiés. Une nouvelle sorte de trichines était apparue, des créatures microscopiques, s’introduisant dans le corps des gens. Mais ces créatures étaient animées, douées de raison et de volonté. Les gens, qui en étaient infectés, devenaient aussitôt possédés et fous. Mais jamais, jamais les gens ne s’étaient crus aussi sages et aussi infaillibles dans la vérité, que ne croyaient l’être les contaminés. Jamais ils n’avaient considéré leurs jugements, leurs déductions scientifiques, leurs convictions morales et leurs croyances aussi infaillibles. Des villages entiers, des villes et des peuples entiers étaient contaminés et devenaient fous. Tous étaient inquiets et ils ne se comprenaient pas les uns les autres, chacun croyant, qu’en lui seul pourtant résidait la vérité, et il souffrait, en considérant les autres, se frappait la poitrine, pleurait et se tordait les mains. Ils ne savaient pas, qui et comment juger, ils ne pouvaient s’accorder, sur ce qu’il fallait juger mauvais, sur ce qu’il fallait juger bon. Ils ne savaient pas, qui condamner, qui acquitter. Les gens se tuaient les uns les autres dans une sorte de rage absurde. Des armées entières marchaient les unes contre les autres, mais les armées, une fois en campagne, commençaient soudain à se démanteler, les rangs étaient rompus, les guerriers se jetaient les uns sur les autres, s’égorgeaient et se tailladaient, se mordaient et se dévoraient les uns les autres. Dans les villes le tocsin résonnait toute la journée: tout le monde était appelé, mais pourquoi et par qui, personne ne le savait, et tous étaient inquiets. On abandonnait les métiers les plus communs, parce que chacun proposait ses idées, ses réformes, et on ne pouvait pas se mettre d’accord; l’agriculture était abandonnée. Çà et là des gens se réunissaient en groupes, s’entendaient pour quelque action commune, juraient de ne pas se séparer, – mais aussitôt ils initiaient quelque chose de complètement différent, qu’eux-mêmes assumaient alors, ils commençaient à s’accuser les uns les autres, à se battre et à se taillader. Les incendies surgirent, la famine surgit. Tout et tous périssaient. La plaie grandissait et s’étendait de plus en plus. Seuls pouvaient être sauvés quelques humains dans le monde entier, qui étaient purs et élus, destinés à commencer un nouveau genre de gens et une nouvelle vie, à renouveler et à purifier la terre, mais personne et nulle part on n’avait vu ces gens, personne n’avait entendu leurs paroles et leurs voix.»
Fiodor Dostoïevski, Crime et châtiment
Face à la flambée de cas de Covid-19 à Moscou, la capitale russe a été mise sous cloche. En son temps, Fiodor Dostoïevski mettait en garde la Russie, assiégée notamment sur son flanc asiatique.
200 ans et toutes ses dents. De sagesse
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